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Jean-Roger SOUBIRAN

Vie d'artiste ; et non - selon l'habitude immuable des musées - parcours, derniers travaux, rétrospective d’œuvres. Aujourd'hui, le Musée de Toulon met en scène, à travers cette triple exposition, trois vies et trois personnalités d'artistes.
 

Dans la fantasmatique du grand public, l'artiste demeure encore ce personnage d'exception, qui fascine et qui inquiète, habité par les feux de l'inspiration. En exposant son esthétique du "Sublime" dans sa Critique du Jugement, de 1790, Kant souligne le mystère qui entoure l'artiste, lui conférant ce caractère qui confine au génie. Le Romantisme conforte le mythe de l'artiste hors les normes et hors la loi, héros luciférien, titan porteur de la lumière et dévoré par le feu, visité par les dieux et cependant maudit parce que l'inspiration est liée à la solitude, à la souffrance, parfois même à l'aliénation et à la mort. Le chef d’œuvre inconnu, de Balzac, illustre le drame de l'artiste sacrifiant sa vie à une œuvre qui reste à la fois incompréhensible et imparfaite.
 

L'artiste maudit se pare bientôt du fleuron de la misère - beaucoup plus dure que la bohème romantique - avec le Chien-Caillou de Champfleury qui a pris pour modèle le graveur Bresdin.


Apportant des systèmes de formes et des révélations prématurées à un public incapable de les intégrer à ses structures mentales, le créateur demeure dans l'impasse sociale. Pendant que triomphe l'académisme des Pompiers, les Impressionnistes sont méprisés, Van Gogh se suicide et le malentendu se reproduit encore un demi-siècle après avec un Modigliani ou un Soutine.
Les réalités économiques de la création ont approfondi le précipice qui sépare désormais l'artiste
du commun des mortels.


Le fruit de son travail échappe à cette réalité mesurable - l'argent - qui fonde une partie des échanges, des critères, des hiérarchies et des bases mêmes de la société. L'oeuvre d'art est sans mesure ; elle transgresse tous les repères, en oscillant entre le sans prix qui est l'invendable et cet autre sans prix qu'atteignent les vertigineuses enchères.
 

Qu'en est-il aujourd'hui de cette rupture récente opérée par le 19• siècle, alors qu'auparavant l'artiste avait sa place dans la société, étant au Moyen-Age un artisan créateur de symboles soumis aux directives de l'Eglise, puis devenant, à partir de la Renaissance, un humaniste familiarisé avec toutes les formes du savoir, favorisé par le mécénat des princes, la décoration des églises et les commandes du public.

Le clin d'oeil sociologique de cette exposition n'a rien des ambitions ni des prétentions d'une enquête. Il s'agit seulement d'évoquer à travers trois exemples une mise à jour du cliché, de proposer une révision du mythe. On le verra, autant d'artistes, autant de vies d'artistes. En fait, tout le travail statistique et scientifique reste à faire.
 

Si l'art contemporain se structure économiquement sur le réseau international des galeries, des foires, des biennales, des revues spécialisées, et des institutions culturelles, constituant un marché et une technologie de la consommation, rares sont encore les artistes qui parviennent à vivre exclusivement de leur création. La plupart sont contraints d'exercer une activité alimentaire parallèle
à leur recherche.

 

Ceux qui s'y refusent, préférant l'engagement sans concession vont vivre encore aujourd'hui cette indécente misère du 1 ge siècle, à l'instar de Bresdin. La seule différence avec le créateur maudit réside dans la reconnaissance de leur statut d'artiste et de leur travail par les institutions - et non seulement les galeries - qui les exposent, les présentant au public comme valeurs culturelles Jean-Luc Parant, Thierry Michelet, Daniel Meyer récemment présentés à Toulon constituent de vivants exemples d'une liste qui serait interminable si elle devait être exhaustive.
 

Ici, Pierre Tilman, illustre le versant de l' artiste intellectuel engagé dans un art expérimental et conceptuel, dont la peinture est imbriquée dans l'écriture et le langage. Il obtient la reconnaissance des milieux professionnels de l'art, mais vit difficilement.
 

A l'opposé de ce chercheur, professeur, écrivain, critique, poète, conférencier lié à Beaubourg et à Art Press se situe la vie fastueuse et mondaine de Vincent Roux, l'un des mythes incontournables de Saint-Tropez, qui a fa it de sa vie une fête permanente et une oeuvre d'art.
 

Décoré de la Légion d'Honneur par le Ministre de la Culture, dans le droit fil des peintres officiels de la 3e République, portraitiste attitré du Roi du Maroc, cet artiste familier du monde politique et de toutes les stars internationales du cinéma, du spectacle et du show-biz, mi-parisien, mi-tropézien, change de villas et d'hôtel particulier tous les cinq ans pour créer, à chaque nouvelle installation des décors de rêve, évasion dans le temps et dans l'espace, fuite du présent et d'une modernité qui le dérange, comme les célèbres fêtes à thème costumées qui ponctuent ses saisons (déjeuner sur l'herbe, fête romaine, persane, byzantine, vénitienne...). Au centre de cet album photos de souvenirs, le Musée présente sa chambre d'apparat tropézienne où trône le lit à baldaquin et plumes d'autruches de Louis Il de Bavière (offert par Karajan) où l'artiste tient salon dans la tradition du Grand Siècle.


Raymond Reynaud, ancien peintre en bâtiment est un peu le gourou de Sénas, où il a fondé un groupe, le Mouvement Singulier, avec la bénédiction de Dubuffet, qui rassemble tous les créateurs d'art brut de la région. Sa maison est envahie de ses peintures hallucinogènes et de ses sculptures primitives qui prolifèrent comme des champignons au milieu de montagnes de bois, de fils de fer et de plastique. Ce facteur cheval bis a la particularité de refuser la vente de ses œuvres.
En drainant trois publics nettement différenciés et cloisonnés, le vernissage de l'exposition de Toulon permet de souligner encore la diversité de ces artistes, de leurs références et de leur engagement personnel, de leur mode de vie, et de conclure sur l'individualisme des métiers liés à la création et sur la spécialisation et l'étanchéité des mondes de l'art.

Jean-Roger SOUBIRAN

Conservateur des Musées de Toulon

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