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Marcel PAGNOL

« Il est très remarquable que notre époque estime à un très haut prix les livres ennuyeux, les pièces injouables, les philosophes lugubres, et les portraits diffamatoires.

Vincent Roux, lui, travaille pour plaire, non pour surprendre... Rien ne se fait de beau que par amour ».

Marcel Pagnol

Cher petit Vincent,


Je t'appelle petit, parce que le grand, c'est ton parrain*. Pour le moment. Peut-être dans vingt ans, ce sera toi, si tu es aussi fort que lui : c'est à voir. Pour moi, tu as des dons miraculeux. Ce que tu fais est aussi solide que Watteau, et pourtant moderne. Ça ne ressemble à personne, sauf aux grands maîtres. Je ne veux pas dire que tu les égales déjà : c'est l'avenir qui le dira. Je ne veux pas dire non plus que tu ne les égales pas. On ne voit pas nettement ce que l' on a juste sous le nez. En tout cas, ne fais que ce qui t'amuse. Tout ce que tu feras exprès, sera médio­cre. Tu dois peindre comme Tino chante: sans s'en rendre compte. Celà ne veut pas dire qu'il ne chante pas savamment. Au contraire. Il chante avec sa propre science, qu'il n'a pas eu besoin d'apprendre, et que personne ne peut apprendre, même si Tino voulait l'enseigner: c'est un si grand secret qu'il ne le sait pas lui-­même.


Peins comme tu sais, sans "astuces". N'en cherche pas, tu en es plein. Regarde les grands maîtres, pour ton plaisir, ce sera aussi pour ton profit, mais ne le cher­che pas : ça vient tout seul: laisse toi faire. Dans nos métiers, l'astuce voulue, le plan mûrement réfléchi, c'est pour les "ratés d'avance". Il faut être bien médio­cre pour "vouloir" être un artiste. Rien ne se fait de beau que par amour.
Je t'envoie la traduction des Bucoliques par Valéry, avec quelques pages des miennes. Je n'ai pas encore le manuscrit complet. Fais les dessins qui te plai­ront : c'est pour toi. C'est élégant, et c'est Provençal. Il faudrait onze dessins : le frontispice, et un par églogue. Maintenant si tu es inspiré, fais en cinquante. Ces petits poèmes forment dans leur ensemble l'une des grandes œuvres de l'huma­nité, et l'une des plus célèbres.J'ai fait ma traduction, fais la tienne. Si nous réus­sissons, ce sera un grand honneur pour nous.


Là-dessus, je te quitte.

Dis-toi qu'en peinture, je n'y connais rien, et c'est pour ça que je ne me suis jamais trompé.
Les vrais peintres - les grands - n'ont jamais travaillé pour les marchands ni pour les critiques. Ils ont tous travaillé pour moi, et pour la demoiselle du téléphone.
Je t'envoie ma confiance et mon amitié.

(* Le parrain et l'oncle de Vincent Roux fut le Sénateur Vincent Delpuech).

Marcel Pagnol

(extrait de la correspondance de Marcel Pagnol à Vincent Roux, 1957)

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